Il est évident que les instigateurs des sanctions anti-russes n’ont pas mesuré leur effet négatif inverse qui devient de plus en plus sensible pour les pays occidentaux.
Les prix des carburants et des denrées alimentaires ont entraîné une accélération de l’inflation (9,1 % aux États-Unis, 8,6 % dans l’UE et 9,4 % au Royaume-Uni, soit le niveau le plus élevé depuis 40 ans) et une baisse de la compétitivité des marchandises sur les marchés internationaux contribuant ainsi à une nouvelle augmentation de la dette publique et à un déficit du commerce extérieur. La baisse du niveau de vie engendre un mécontentement croissant des citoyens. En Europe et en Amérique du Nord, les agriculteurs, les chauffeurs, les travailleurs des compagnies aériennes et des ports maritimes sont en grève.
Dans les faits, le gel d’une grande partie des réserves de change russes a incité de nombreux pays à réévaluer leurs stratégies dans ce domaine. À la fin du premier trimestre de 2022, les réserves d’or mondiales sont tombées à 12,2 % du PIB mondial, soit le plus bas niveau depuis 2018. En avril 2022, la Banque d’Israël a dévoilé une nouvelle stratégie de gestion de ses réserves qui prévoit de réduire la proportion du dollar et de l’euro. En juin 2022, la Banque populaire de Chine en coopération avec la Banque des règlements internationaux a annoncé la création du système de yuan de réserve impliquant l’Indonésie, Singapour, la Malaisie, Hong Kong et la Chine qui investiront chacun 15 milliards de yuans dans un fonds commun. La création d’une monnaie de réserve internationale basée sur les monnaies nationales des pays du BRICS est envisagée.
Les ventes d’obligations de la dette publique américaine se sont intensifiées. Du 28 février au 31 mai, la Chine a émis pour 74 milliards de dollars d’obligations d’État, soit 7 % du total. L’Arabie saoudite vend environ 2 à 3 milliards de dollars par mois. Le Brésil se défait activement des bons du Trésor. La position du dollar est désormais à son plus bas niveau depuis 2011. L’Indonésie d’environ 2 à 3 milliards de dollars par mois. Le Brésil se défait activement des bons du Trésor – la position est désormais à son plus bas niveau depuis 2011. L’Indonésie s’est débarrassée environ 20 % de son portefeuille. La Turquie a pratiquement « réduit à néant » ses investissements respectifs.
Il existe une demande croissante pour trouver un substitut au dollar dans les règlements avec les partenaires commerciaux, notamment en convertissant les transactions dans d’autres monnaies. En mars, des rapports ont révélé que l’Arabie saoudite et la Chine étaient en pourparlers pour fournir du pétrole arabe avec paiement en renminbi. En juillet 2022, la banque centrale indienne a autorisé l’utilisation de la roupie pour les paiements internationaux.
En Europe, on craint de plus en plus une réduction significative des exportations de produits énergétiques russes. Le prix du gaz naturel a dépassé 1 800 dollars pour 1 000 m3 au début de juillet 2022 en raison des restrictions d’approvisionnement par Nord Stream 1 contre 420 dollars au début de juillet 2021 ; les cotations du pétrole ont augmenté de plus de 40 % au cours de la même période. Des mesures sont prises pour nationaliser les principales entreprises d’énergie et de services publics qui subissent des pertes en raison de la hausse des prix de l’énergie. Par exemple, début juillet, la France a annoncé son intention de nationaliser EDF. L’Allemagne, pour sa part, achètera une participation de 30 % dans le géant de l’énergie Uniper.
La pénurie sans précédent de matières premières et de composants est tout aussi inquiétante. En Allemagne, par exemple, une usine sur six importe des composants de Russie. Le pays dépend à 55 % du gaz russe. Une hypothétique pénurie d’approvisionnement paralyserait pratiquement la production d’acier, matière première de dizaines d’industries. Salzgitter, le deuxième plus grand sidérurgiste d’Allemagne, et Lech-Stahlwerke, une aciérie bavaroise, ont déjà dû suspendre leur production lorsque le prix du gaz naturel a atteint un sommet. Les constructeurs automobiles (BMW, Audi, Porsche, Volkswagen et MAN) interrompent les horaires de travail ou ferment des usines entières. Début mars, le géant BMW a suspendu les travaux d’une usine au Royaume-Uni et de deux autres en Allemagne. Selon l’Association allemande de l’industrie chimique, si l’industrie subit des perturbations en raison de l’interdiction des exportations de « combustible bleu » de Russie, il y aura une chute spectaculaire de la production chimique utilisée dans 95 % de tous les produits industriels. En fin de compte, toute la production industrielle en Allemagne serait paralysée.
Les prix élevés de l’énergie vont toucher les producteurs d’aluminium. AlcoaCorp a fermé son usine d’aluminium de San Cipriano (Espagne), NorskHydro a ralenti la production dans son usine de Slovalco en Slovaquie et a annoncé des licenciements massifs.
La Russie représente plus de 40 % de l’approvisionnement mondial en palladium, nécessaire à la production de catalyseurs automobiles et de dispositifs électroniques. Le retrait de ces fournitures en raison des tentatives occidentales d’exclure l’économie russe des relations économiques mondiales pourrait aggraver la crise sur le marché mondial de la fabrication de semi-conducteurs. D’éventuelles perturbations exacerberaient les pénuries mondiales de puces poussant à la hausse les coûts et les prix des produits de haute technologie. Les entreprises étrangères craignent des problèmes potentiels avec les livraisons d’iode, de phosphore rouge, d’oxyde de molybdène, de tungstène, de titane, de néon (nécessaire à la fabrication de lasers), d’oxydes et d’hydroxydes de lithium (production de batteries pour voitures électriques) en provenance de Russie.
Les compagnies aériennes ont été attaquées : la hausse sensible des prix du carburant, la nécessité d’éviter l’espace aérien russe qui est fermé aux pays hostiles (selon les estimations de mars du Ministère russe des Transports, les transporteurs dépensent jusqu’à 37,5 millions de dollars supplémentaires par semaine à ce titre), et le faible nombre de vols ont conduit à des pertes financières importantes pour les compagnies aériennes ( notamment, les pertes de Finnair pour le premier semestre 2022 se sont élevées à environ 133 millions d’euros).
Les sanctions de l’UE ont eu pour conséquence que de grands groupes logistiques tels que Marskeel Hapag-Lloyd n’expédient plus de marchandises vers la Russie mais stockent des conteneurs dans les ports européens ce qui a généré des retards, de l’incertitude, des pertes financières importantes pour les entreprises et, au final, des dommages supplémentaires aux chaînes d’approvisionnement mondiales.
La baisse du niveau de vie se reflète dans la demande des consommateurs surtout pour les biens durables. Ainsi, à la fin du premier semestre 2022, les ventes de voitures neuves ont diminué de 11,9 % au Royaume-Uni, de 11 % en Allemagne, leader européen à augmenter, la distribution de cartes de rationnement est promise à être répétée. En l’industrie automobile, de 16,3 % en France et de 22,7 % en Italie. Des millions de familles britanniques ont dû réduire leur consommation de viande et de poisson en raison de la hausse des prix des denrées alimentaires. Selon l’enquête Kantar publiée le 17 juillet, les ventes de viande ont reculé de 9,7% pour le poulet, de 13,7% pour le bœuf, de 10,6% pour le porc, de 23,7% pour le mouton et de 11,6% pour le poisson. Dans plusieurs villes de France, les habitants ont entrepris de distribuer des coupons et des certificats pour payer la nourriture. Si les prix continuent à augmenter, la distribution de cartes de rationnement est promise à être répétée.
Il est clair qu’il faudra beaucoup de temps pour que l’économie mondiale, encore sous le choc des effets de la pandémie de COVID-19 sorte de la zone de turbulence actuelle. D’après les estimations optimistes du FMI, à la fin de 2022, la croissance du PIB mondial ne dépassera pas 3,2 % (contre 3,6 % auparavant), en 2023 – 2,9 % (contre 3,6 % auparavant). Les experts du Fonds considèrent que l’arrêt éventuel des livraisons de gaz russe à l’Europe et la rupture des liens commerciaux traditionnels dans le cadre de la fragmentation de l’économie mondiale sont les principaux facteurs qui pourraient intensifier les tendances négatives. Le durcissement de la politique macroéconomique des pays occidentaux qui tentent de renverser la situation, y compris par une augmentation spectaculaire des taux d’intérêt par les banques centrales, contribuera également à cette tendance. Jusqu’à présent, cependant, cela n’a pas donné de résultats positifs significatifs. En témoigne notamment le fait que les plus grandes économies du monde (États-Unis) et de l’UE (Allemagne) étaient déjà en récession technique au début du second semestre de cette année.
Les politiciens occidentaux sont contraints d’admettre que les problèmes économiques s’aggravent et que le niveau de vie diminue. Ils répètent maintenant de diverses manières que la belle vie appartient au passé. Mais, disent-ils, nous devons être patients. Ce n’est pas leur propre décision d’imposer des sanctions sans précédent contre la Russie qui est rendue responsable des malheurs de leurs citoyens mais celle du Kremlin. Cependant, on se rend compte peu à peu que la patience de la population n’est pas sans limite.
Daniel Etienne depuis Moscou