A travers ce titre sous la forme interrogative, mais non moins interpellateur, le Professeur Serge Loungou* a opiné dans sa toute récente publication dans la revue scientifique ‘’The Conversation’’, que la réélection officielle de Paul Biya (53,66% des voix) pour un 8ème mandat à la tête du Cameroun, à 92 ans, en étant le chef d’Etat en exercice le plus vieux au monde, ouvre la perspective de son départ imminent du pouvoir. Le vide politique que laisse « ce départ inéluctable a libéré des forces antagonistes. Leur affrontement expose le Cameroun à une forte instabilité dont les effets pourraient se propager dans la sous-région », croit savoir l’enseignant de géographique politique à l’Université Omar Bongo (UOB) de Libreville. Â moins, nuance-t-il, que « Paul Biya n’établisse les conditions d’une transition apaisée comme ce fut le cas lorsque, en 1982, il succéda conformément à la Constitution à Ahmadou Ahidjo ». Morceaux choisis.

Rappelant les troubles et les violences post-électorales, souvent meurtrières qui ont presque toujours caractérisé la réélection de Paul Biya depuis 1992, Professeur Serge Loungou fait observer que plus que par le passé, de nombreuses villes ont été secouées par des manifestations dont le bilan est difficile à établir avec précision.
Les autorités maintiennent une opacité sur le nombre des pertes en vies humaines. De leur côté, la société civile et les Nations Unies déplorent des milliers d’arrestations et plusieurs dizaines de civils tués, souligne l’universitaire, avec pour épicentre des manifestations et de la mobilisation, Douala, la capitale économique ; ainsi que les villes du Nord, de l’Est et de l’Ouest du Cameroun.
Même si Yaoundé, la capitale administrative et politique est demeurée calme, n’empêche, croit savoir Pr Loungou, que les troubles post-électoraux perturbent les activités économiques, faisant ainsi surgir le spectre de l’inflation et pense que cette fois-ci, la grogne populaire semble transcender les multiples clivages (identitaires, sociaux, politiques) qui traversent la société camerounaise.
Son régime est parvenu. Pour avoir étudié les perspectives de transition politique au Cameroun, l’universitaire gabonais affirme que le régime de Paul Biya serait parvenu « à survivre au moyen de la répression, de l’instrumentalisation du régionalisme et de ralliements opportunistes d’opposants », a-t-il asséné.
Une évolution rétrograde
Longtemps présenté comme le pays le plus prometteur d’Afrique Centrale, le Cameroun connaît, depuis au moins deux décennies, une « descente aux enfers » économique et morale qui mine sa cohésion sociale et menace sérieusement son ordre sociopolitique.
Pour Serge Loungou, les marqueurs significatifs de cette évolution rétrograde sont : un taux de chômage réel très élevé (74,6 %) ; un secteur informel hypertrophié (90 % des actifs) qui garantit certes la survie de nombreux travailleurs, mais empêche le développement du pays ; une corruption endémique à l’origine d’un énorme préjudice financier subi annuellement par l’État, soit 114 milliards de Francs CFA en 2023.
Ils s’observent également, selon lui, dans un niveau de pauvreté élevé, avec 10 millions de personnes, sur une population estimée à 27 millions d’habitants en 2022, vivant avec moins de 1 000 Francs CFA par jour ; un départ de 6 millions de citoyens camerounais sur les routes de l’exil ou l’immigration clandestine.
Ces lacunes structurelles entretiennent une tension sociale permanente. Combinées à des circonstances politiques (compétitions électorales, révisions circonstancielles de la Constitution, revendications syndicales), elles débouchent fréquemment sur de violentes manifestations urbaines, à l’exemple des « émeutes de la faim » de 2008 et des pillages orchestrés récemment dans plusieurs villes du pays, en lien avec les protestations post-électorales.
Serge Loungou emprunte au philosophe camerounais, Franklin Nyamsi, l’expression la « tragédie Kamerunaise » pour symboliser la situation des régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, traditionnellement appelées le NOSO.
L’ancien Cameroun britannique possède d’importantes ressources naturelles (pétrole, gaz) et d’inestimables potentialités halieutiques, agricoles et touristiques. Celles-ci en font une zone stratégique de premier plan, lui permettant de contribuer au PIB national à hauteur de 16,3 % jusqu’en 2015.
Mais le déclenchement en 2017 d’une guerre de sécession menée par les nationalistes « ambazoniens » a plongé le NOSO dans une grande insécurité, causant une grave crise humanitaire ainsi que des dommages aux économies des deux régions anglophones et partant du pays. En 2021, un rapport de la Banque mondiale suggérait déjà que le PIB national chuterait de 9 % si le conflit devait durer jusqu’en 2025.
Une histoire coloniale particulière
Le conflit du NOSO est né des vicissitudes de l’histoire coloniale particulière du Cameroun. Il doit son enlisement autant à l’indifférence manifeste de la communauté internationale qu’à l’intransigeance de ses protagonistes locaux qui ne parviennent ni à aplanir leurs divergences politiques ni à s’imposer militairement à l’adversaire.

Alors que Paul Biya entame son huitième mandat, rien ne semble présager du retour à l’accalmie dans cette zone où l’impopularité du président provient de ce qu’il est considéré comme le “seul responsable” de la crise du NOSO.
Une défiance qui tranche avec la bienveillance dont le candidat Issa Tchiroma Bakary a semblé bénéficier de la part de l’électorat anglophone, après qu’il a promis de libérer les leaders “ambazoniens”, d’engager un dialogue pour mettre fin à la guerre et de réinstaurer le fédéralisme aboli par le pouvoir central dominé par les francophones.
Lors de sa prestation de serment organisée le 6 novembre à Yaoundé, en l’absence de dirigeants étrangers, Paul Biya a promis d’œuvrer à l’unité, la stabilité et la prospérité du pays. Son âge « canonique » tend cependant à alimenter l’incertitude. En effet, celui qu’une certaine presse se plaît à caricaturer comme le « président fantôme » ou l’ « omniabsent », en raison de la rareté de ses interventions officielles et de sa propension à séjourner longuement à l’étranger, avoisinera les 100 ans au terme de ce nouveau septennat.
« Cette perspective suscite forcément des interrogations. Le « sphinx d’Etoudi » — surnom attribué à Paul Biya pour sa résilience au pouvoir, Etoudi étant la colline où se situe le palais présidentiel dans la capitale Yaoundé — pourra-t-il toujours gouverner le pays réel et continuer d’incarner la stabilité ? Envisage-t-il seulement de mener à son terme cet énième mandat ? Pourrait-il être contraint d’y renoncer ? »
Autant de préoccupations lancinantes soulevées par Pr Loungou et auxquelles il est difficile de répondre sans se livrer à un exercice de divination, dit-il.
Guerre de succession
Le « bilan successoral » de Paul Biya ne présente pas les garanties d’une transition plus sereine qu’ailleurs. En effet, l’absence de dauphin officiel ou consensuel, associée à l’incertitude qui entoure les modalités de désignation du candidat du parti au pouvoir – le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) –, ne pourrait qu’intensifier la guerre de succession larvée.

Cette guerre, perceptible depuis quelques années au sein du camp présidentiel, s’amplifierait à mesure que l’autorité du chef de l’État irait en s’érodant à l’épreuve du temps et/ou de la maladie. Alimentées par de fortes oppositions de personnes, ces rivalités successorales conduiraient inévitablement à la désintégration des solidarités construites artificiellement autour de la figure tutélaire de Paul Biya.
Dans un Cameroun où, plus que jamais, le tribalisme imprègne fortement la vie sociale et politique, Pr Serge Loungou affirme qu’on peut raisonnablement craindre que les luttes intra-partisanes pour le pouvoir ne s’alimentent des fractures identitaires existantes, voire les exacerbent.
De surcroît, conclut-il, ces querelles de succession se superposeraient à des périls bien réels qui actuellement mettent à mal la sécurité et l’unité du pays : des tensions intercommunautaires dans plusieurs régions ; des revendications sécessionnistes en zone anglophone ; une guerre d’usure imposée par la secte islamiste Boko Haram au nord ; l’insécurité alimentée à l’est par la faillite de la République Centrafricaine voisine.
M.-O. Mignonne
*Professeur Serge Loungou est Maître de conférences en géographie politique, enseignant à l’Université Omar Bongo (UOB) de Libreville et Directeur exécutif du Centre d’études et de recherches en géosciences politiques et perspectives (CERGEP)

