Et si la véritable crise de notre temps n’était pas politique ni économique, mais une crise de la parole publique elle-même ?
Jamais la communication n’a autant parlé, jamais elle n’a si peu dit.
Depuis quinze ans, la communication politique et publique au Gabon – comme ailleurs en Afrique – a basculé dans un nouvel âge : celui du virtuel permanent. Les réseaux sociaux ont bouleversé les rapports de force, déplaçant le terrain de l’affrontement du réel vers le numérique. Mais cette mutation, mal maîtrisée, a fini par épuiser le sens même du débat public.
Des armées numériques aux “activistes boostés”, des fake news aux campagnes de “storytelling” outrancières, en passant par la course effrénée aux likes et aux réactions, la communication s’est muée en machine à bruit. Ce qui devait libérer la parole, diversifier les sources, enrichir la réflexion collective et démocratiser l’accès au savoir, a paradoxalement conduit à une érosion de la confiance, à la confusion des repères et à la perte de conviction.
Aujourd’hui, les institutions publiques sont sommées de répondre à des articles, les individus de démentir des rumeurs, les entreprises de s’expliquer sur des polémiques fabriquées. L’espace public est devenu un champ d’alerte et de réaction, où l’urgence l’emporte sur la raison, et la vitesse sur la véracité.
Nous ne cherchons plus à faire sens : nous cherchons à occuper l’espace. Nous ne produisons plus du contenu : nous produisons du bruit.
Pourquoi en reparler maintenant
Parce que nous arrivons au terme de la plus longue et la plus intense séquence électorale qu’ait connue notre pays depuis plusieurs décennies : référendum constitutionnel, élection présidentielle, législatives, locales.
Parce que nous avons tous vu ou subi le poids des arguments médiatiques sur les arguments juridiques, notamment à la faveur des procès sur les opérations de lutte contre la corruption.
Parce que nous constatons chaque jour que les positions et convictions se sont figées, que le débat contradictoire et la réflexion utile ont déserté l’espace public.
Et surtout, parce qu’à mesure que nous tentons d’éloigner nos enfants des réseaux sociaux, nous réalisons que l’alternative audiovisuelle et médiatique nationale est pauvre : pauvre en documentaires éducatifs, pauvre en reportages qui nous apprennent davantage sur notre pays, pauvre en programmes qui éveillent la curiosité.
Nos journaux télévisés sont trop souvent cantonnés à la chronique des activités gouvernementales et au commentaire politique partisan, quand ils devraient ouvrir des fenêtres sur le réel, les métiers, les cultures et les talents du pays.
Demain, un nouveau gouvernement sera formé, une nouvelle Assemblée nationale est déjà installée, et d’autres institutions verront le jour. C’est le moment ou jamais de faire mieux et plus. Le moment de refaire de la communication publique le ciment du lien social.
Ce que nous disons, ce que nous montrons et la manière dont nous le montrons doivent à nouveau servir la cohésion nationale et la pédagogie de l’action publique.
Si nous voulons réorienter notre communication collective, il faut investir dans le contenu de fond : films, téléfilms, enquêtes,dossiers, documentaires, formats immersifs.
Car informer, c’est d’abord donner à voir et à comprendre, pas simplement à commenter.
Et cela suppose une réallocation des moyens, une stratégie de production nationale ambitieuse, articulée autour du service public.
Nous ne mesurons pas l’audience, et c’est là un autre symptôme : nous ne savons plus à quel point les citoyens ne nous écoutent plus, à défaut de nous entendre.
Ce déficit d’écoute a laissé le champ libre aux nouveaux conteurs numériques, qui tiennent désormais l’opinion publique en haleine à grands renforts d’artifices, de scénarios et de feuilletons viraux.
Responsabilités partagées
Chacun porte une part de responsabilité dans cette dérive – communicants, journalistes, institutions, citoyens. La logique du “buzz” a remplacé celle du discernement. L’émotion a supplanté la hiérarchie de l’information. Or, la démocratie suppose une écologie du sens, pas une économie du clash.
Le numérique devait être un espace de liberté, d’émancipation et de circulation du savoir. Il est devenu, trop souvent, un espace de manipulation, de dispersion et de suspicion.
Quand les outils de formation de conviction deviennent des instruments de désinformation, ils cessent d’unir : ils fracturent.
À cela s’ajoute un autre phénomène, plus récent : la multiplication des capsules vidéo et la starisation des acteurs de la communication publique.
Incarner n’est pas personnifier. Communiquer n’est pas se mettre en scène.
Lorsque l’intervieweur parle plus que l’invité, c’est qu’il y a de l’hubris ; lorsque l’on parle plus de l’éloquence que du fond, c’est qu’il y a un problème.
La communication publique ne doit pas devenir un spectacle d’ego. Elle doit redevenir un instrument de sens et de lien, où l’intelligence du propos prime sur la performance du ton.
Ce n’est pas la lumière sur le visage qui compte, mais la clarté du message.
J’ai moi-même participé à cet écosystème, à cette grande machinerie de la communication publique, convaincu qu’il fallait expliquer, défendre, convaincre.
Avec le recul, je mesure combien la logique du contrôle du récit peut, à force, éloigner de la vérité.
La communication publique, lorsqu’elle oublie la vérité du réel, se condamne à gérer la perception au lieu d’informer la nation.
Cela vaut pour hier comme pour aujourd’hui.
Trop souvent, nous avons cru que maîtriser la parole suffisait à maîtriser la réalité. C’était une erreur de perspective.
La communication publique ne doit pas être un rideau : elle doit être une fenêtre.
Pourquoi la sphère publique doit montrer l’exemple
Parce qu’elle incarne la mission de service public : informer, éduquer, expliquer, relier.
Parce qu’elle dispose du pouvoir d’influence le plus structurant sur la société.
Et parce qu’elle doit être la première à restaurer le lien de confiance avec le citoyen.
Il faut redire :
- Qu’être journaliste n’est pas écrire sur une page Facebook.
- Que chaque mot engage une responsabilité.
- Que la parole publique ne se mesure pas au volume de clics mais à la qualité de vérité qu’elle porte.
- Que le monde nous lit, et qu’il ne distingue pas entre une communication d’État, un communiqué d’entreprise ou une rumeur virale.
Nos “vérités différées” et “tropicalisées”, projetées sur la scène mondiale, se perdent comme des incongruités.
Elles nous décrédibilisent collectivement.
Et les jeunes ?
Il faut aussi parler à cette génération qui s’informe sur TikTok, débat sur WhatsApp et milite sur Instagram. Elle ne croit plus aux communiqués, mais elle reste avide de vérité.
Ce n’est pas à elle de s’adapter à nos vieilles méthodes de communication : c’est à nous de réinventer un langage de clarté, de preuve et de respect.
Si nous voulons restaurer la confiance, il faut d’abord parler vrai aux jeunes – car c’est eux qui définiront demain ce qui sera cru, transmis, partagé.
Le moment de l’aggiornamento
Refonder la communication publique, c’est refonder la manière dont une nation se parle à elle-même. Ce n’est pas un luxe institutionnel, mais une urgence démocratique. Car la confiance ne se décrète pas : elle se mérite, mot après mot, geste après geste.
À l’heure où s’ouvrent de nouvelles institutions et où de nouveaux visages s’apprêtent à porter la parole publique, nous avons la responsabilité de lui rendre sa noblesse. Redonner du sens à la parole d’État, c’est redonner souffle à la République.
La communication publique n’est pas une manœuvre : c’est une mission. Elle n’est pas un simple instrument de gestion de l’opinion, mais un vecteur d’unité et de compréhension collective. La parole publique doit redevenir une promesse tenue, pas une stratégie.
Restaurer la confiance, c’est restaurer le lien.
Restaurer le lien, c’est redonner sens à la République.
Ike NGOUONI AILA OYOUOMI, Président d’AILA cabinet de conseil en stratégie.
